dimanche 7 octobre 2018

Qui a tué mon père

 
Edouard Louis, Talent-tueur

Dans En finir avec Eddy Bellegueule, roman coup-de- poing paru en 2014, Edouard Louis avait raconté la misère de la France d’en bas, «De mon enfance je n’ai aucun souvenir heureux.», le ton était donné, homosexuel dans un village picard pauvre, xénophobe, homophobe, où on ne rigole pas avec son «rôle d’homme», incapable d’être «comme les autres», maltraité, humilié par les siens et son environnement, Eddy Bellegueule s’enfuit pour naître à lui-même. Il devient Edouard Louis. 


Dans cet ouvrage, il travaille sur une langue double, celle de la vie intellectuelle et parisienne qu’il a choisie, et celle « prolo » de son enfance. Il distille une pensée directement inspirée du sociologue Pierre Bourdieu sur les thèmes de l'exclusion et de la domination sociale, si vous pouvez, lisez par exemple son ouvrage La distinction, sur la manière dont se forment les goûts et les styles de vie, c'est passionnant.

J'avais parlé de ce premier roman d'Edouard Louis, vous pouvez retrouver mon post avec le #leslecturesdesouad sur mon compte instagram.



Deux ans plus tard, Histoire de la violence, son second roman nous place dans l'immersion d’une nuit de Noël qui tourne mal, c'est la rencontre d'Edouard Louis avec un jeune homme qui se termine par un viol, une tentative de meurtre, et une plainte que le narrateur dépose au commissariat. Il poursuit sa réflexion sur les mécanismes d’exclusion et de domination en jouant sur la double langue qui caractérise son style. 


Avec Qui a tué mon père, on sait où on est, l'environnement social et le style littéraire sont les mêmes que dans ses précédents opus. Si on a lu ses deux premiers livres, on connaît le père d’Edouard Louis, du moins celui de ses romans. On sait déjà beaucoup de choses sur lui, il est je crois en passe de devenir aussi mythique que la mère de Marguerite Duras. «Je n’ai pas peur de me répéter parce que ce que j’écris, ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu.» En vérité, il s’agit bien de littérature, et Edouard Louis ne peut pas l’ignorer. Et là, pour moi ça pose problème, je vous explique pourquoi plus bas.


Par bribes, par fragments plus ou moins développés, Edouard Louis rassemble ce qu’il connaît de la vie de son père, puis les moments qu'ils ont eu en commun. Il y a les souvenirs de sa tendresse, de sa gêne (quand le fils se donne en spectacle) ou de sa dureté. Le texte est écrit à la deuxième personne : «Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre.» Seul le second chapitre est rédigé différemment. Il s’agit d’un aveu : «Je n’étais pas innocent.» 
 

Qui a tué mon père est directement politique. «Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms.» Le père d’Edouard Louis, né en 1967, semble sous sa plume être un très vieil homme, mais il n'a que 50 ans. Un jour, au collège, Eddy découvre l’histoire du mur de Berlin, et pose des questions. «Tu avais déjà plus de vingt ans quand le mur a été détruit.» Le père refuse de répondre, s’énerve. Interprétation : «Tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui n’avait pas voulu de toi.» C’est un des moments où je me suis dit qu’Edouard Louis exagère à voir de la domination partout. 
Dans ses interprétations l'essence de l'individu ne semble pas exister en dehors d'un système où tout est décidé pour lui, conte lui, malgré lui. La liberté individuelle est quasi inexistante et la notion de responsabilité personnelle balayée. Le père d'Edouard Louis, pauvre, mal né, n'a eu aucun choix, aucun pouvoir de décision, tout lui a été imposé par les différents régimes politiques français au grès des différentes réformes de l'enseignement, sociales, du travail, de la Sécu, de la santé. Le père d'Edouard Louis n'est ainsi pas un père, pas un homme, il est un corps, un magma d'atomes secoués, trimballés au grès de reformes injustes, aux conséquences désastreuses.


Comme pour ses précédents livres, je suis partagée, je ressens de la gêne, comme si, encore une fois, Edouard Louis me plaçait dans une position voyeuse, alors que par exemple Annie Ernaux (qui travaille également sur les thématiques de domination et d'exclusion sociale) me fait ressentir avec beaucoup de sensibilité de l'empathie, de la tendresse et offre une image à la fois intime et distanciée de sa famille. Avec Edouard Louis j'ai sans cesse le sentiment d'être enfermée dans une démarche idéologique où le sujet est finalement toujours et constamment Edouard Louis.


L'aspect politique est trop 1er degré pour prendre une dimension littéraire forte. Ceux qui arrivent à offrir une dimension littéraire à la politique sont rares, par exemple Jules Vallès, Victor Hugo y arrivent très bien je trouve mais parce-que la dimension de leur langue englobent le sujet avec empathie et non pas narcissisme. Les pauvres ont chez eux une âme, ils ont une pensée, une vraie stature. Ils sont.

Ce dernier texte va être adapté par Stanislas Nordey au théâtre en 2019, cela donnera sûrement quelque chose de très bien si le metteur en scène arrive à habilement éviter ces clichés. 

Je crois que je préfère lire les écrits théoriques d'Edouard Louis, l'écouter débattre et se placer sur le terrain de la pensée où ce qu'il défend prend une forme polémique et dérangeante qui me semble plus que jamais nécessaire. J'aime l'engagement d'Edouard Louis, sa verve, sa jeunesse, sa rage.Je m'y reconnais. Exploité sur le terrain de la littérature le sujet Edouard Louis (car il s'agit de rien d'autre que de ça) me fait ressentir une forme de manipulation, un insidieux auto-centrage qui me laisse un sentiment mitigé.


L'avez-vous lu ? Vous avez aimé ?  
 Edouard Louis, Qui a tué mon père. 
 Editions du Seuil

mardi 2 octobre 2018

Sorcières, la puissance invaincue des femmes

Mona Chollet, sorcière moderne.
 
J’aime beaucoup Mona Chollet, sociologue et journaliste franco-suisse qui officie au sein du Monde diplomatique. 

Spécialiste de questions de société et plus particulièrement du féminisme, Beauté fatale et Chez soi ses deux derniers livres sont des synthèses très claires, extrêmement bien argumentées et documentées sur des sujets larges et parfois un peu confus.


Beauté fatale, paru en 2012, démontre comment le marketing issu du complexe Mode/Beauté s'est emparé de la condition féminine. 

Cette industrie y est décortiquée sur plusieurs niveaux: cosmétiques, luxe, publicité, presse féminine, blogs, starification, égéries, milieu du cinéma, agences de mannequins, chirurgie esthétique et rapport au corps. 
Elle détaille notamment comment la récupération des arguments féministes proposant aux femmes « d'être elles-mêmes » a été insidieusement associée à un ensemble d'injonctions et de modèles extrêmement standardisés. Ainsi, le rôle de la presse féminine, des blogs (inspirations plus ou moins élaborées de cette même presse) et leur absence d'alternative, y sont particulièrement bien décrits. 

Elle démontre également la mise en avant de modèles passifs et comment par exemple le syndrome « être découverte » remplace le prince charmant traditionnel, la mentalité faussement ouverte des intellectuels français en prend aussi pour son grade. 
Beaucoup de questions sont abordées, c'est un ouvrage que je conseille de lire. Mona Cholet a l'art de faire des synthèses qui poussent à aller chercher les références qu'elle distille pour approfondir et inciter à développer ses propres idées.

Dans Sorcières, qui me semble complémentaire à Beauté Fatale, elle précise dès introduction qu’il ne s’agira pas de parler en détail de la sorcellerie contemporaine mais de développer à travers la figure générique de la sorcière quatre thèmes autour de la féminité :

  • L’indépendance
  • Le refus de la grossesse,
  • La vieillesse
  • Le rapport à la nature.

Ceux qui s'attendent à trouver un essai détaillé sur les sorcières, leur origine historique et leur essence, seront certainement déçus. Dans ses quatre parties, la figure de la sorcière est surtout utilisée comme un symbole, une figure mythique des injustices et des discriminations à l'égard des femmes d’aujourd’hui. C'est avant tout une image, un support pour penser des types de femmes stigmatisées et pourchassées à l’époque de la chasse aux sorcières : les célibataires, les veuves, les femmes qui maîtrisaient leur procréation, les femmes âgées, et dont la symbolique négative a perduré dans l'imaginaire collectif. 
 
En explorant l'histoire des chasses aux sorcières, Mona Chollet recherche les origines de la stigmatisation qui touche aujourd'hui ces femmes indépendantes, les femmes célibataires, les femmes sans enfants, en particulier celles qui n'en veulent pas, les femmes âgées et celles qui assument les signes de leur vieillissement au lieu de se soumettre aux injonctions du jeunisme.
Elle démonte les schémas misogynes cachés qui sont à l'oeuvre et démontre combien ils entretiennent avec ruse une guerre contre les femmes. 
Cette phase conscientisée, elle incite alors, à travers cette figure de la sorcière, à faire éclore en chaque femme une puissance positive : « La sorcière incarne la femme affranchie de toutes dominations, de toutes limitations ; elle est un idéal vers lequel tendre, elle montre la voie. ». Elle envisage ainsi cette figure comme quelque chose qui peut permettre de construire une puissance au féminin.

Comme l'ensemble de ses ouvrages, un très vaste champ de connaissances est balayé, d'une façon limpide, il y a également une grande part personnelle car Mona Cholet n’hésite pas (comme dans ses précédents opus) à se livrer, d'une façon introspective, humoristique et sensible. Elle offre à son essai l'éclairage de sa propre expérience et nous incite à réfléchir à la notre, c'est une œuvre vivante. 
 
C'est particulièrement intéressant, et encore une fois les références qu'elle utilise sont l'occasion d'aller chercher plus loin, par soi-même. 

Un travail très intelligent. A lire !


256 pages – 18 euros (format papier) - existe également en format numérique.

Éditions Zones – Paris – 13 Septembre 2018