jeudi 10 janvier 2019

Sérotonine


Sérotonine [Attention spoiler! ]. 
Le noeud dramatique du roman de M.H se joue dans l’incapacité de Florent Claude Labrouste, 46 ans, ingénieur agronome, dépressif, le narrateur, à proposer à sa stagiaire de dix ans de moins que lui, Camille, de renoncer à la suite de ses études pour rester chez lui en tant que femme au foyer. Il la laisse retourner dans son école vétérinaire à Paris et de cette décision funeste naîtra, selon lui, leur malheur à tous deux.

Le récit de l’idylle entre la jeune fille et Florent Claude est l’occasion, pour lui, d’asséner quelques vérités sur l’existence. Alors qu’il se réjouit que l’étudiante, installée chez lui le temps de son stage, lui fasse découvrir, à lui, l’habitué du Super U, les joies de la boucherie-charcuterie et de la boulangerie-pâtisserie («Enfin, pour parler plus exactement, Camille en devint une cliente régulière –je me contentais en général de l’attendre en buvant des demis à la brasserie Le Vincennes»), il réalise que les femmes, contrairement aux hommes, sont douées pour la vie simple et qu’elles ont bien de la chance:

«Les hommes en général ne savent pas vivre, ils n’ont aucune vrai familiarité avec la vie, ils ne s’y sentent jamais tout à fait à leur aise, aussi poursuivent-ils différents projets, plus ou moins ambitieux plus ou moins grandioses c’est selon, en général bien entendu ils échouent et parviennent à la conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en général aussi il est trop tard.»

Si tout projet est vain, on peut se demander pourquoi Houellebecq continue à écrire, ses droits d’auteurs lui permettant certainement d’assumer une vie de femme au foyer –visiblement la meilleure forme d’existence disponible à ces yeux. Peut-être me répondrait-il qu’il en est, en tant qu’homme, intrinsèquement incapable.

C’est en tous cas ce que m’expliquerait le narrateur de Sérotonine, pour qui l’existence de deux natures, féminine et masculine, est indiscutable. Et pour qui la finalité de la femme, conformément à son essence féminine, est le don de soi jusqu’à la dissolution, dans le cadre du couple («À cette tâche qui n’en est pas une, car elle n’est que manifestation d’un instinct vital, elle sacrifierait volontiers sa vie.»). Celles qui, par excès d’égoïsme –car il ne peut s’agir que d’égoïsme– se contentent, comme la dernière maîtresse du narrateur, Yuzu, de «commander des sushis» pour «subvenir aux besoins du ménage», sont promises aux plus pathétiques errements.

Que les activités considérées comme féminines soient en partie délaissées au profit d’ambitions artistiques n’excuse rien non plus, au contraire: dans la vision du monde défendue par le narrateur, les femmes sont évidemment exclue du circuit de la création. La seule femme créative du roman, Claire, est ainsi une actrice ratée, alcoolique, violemment tournée en dérision –Claire ne va pas à la boulangerie-pâtisserie et le narrateur s’en sépare sans grande difficulté.

Heureusement, il y a donc Camille, qui se comporte «en femme au sens pré-féministe du terme»: lorsque par malheur elle n’est pas en couple, elle se consacre à des activités altruistes –soigner les animaux, s’occuper d’un enfant; et lorsque par bonheur elle est en couple, elle exprime son amour par la cuisine et par les fellations.

Le tableau serait charmant s’il était accompagné, à un moment où à un autre du livre, même sous une forme métaphorique, d’une vague idée de réciprocité, de partage. Or cela n’arrive jamais. Si l’essence de la femme est de donner, celle de l’homme est de prendre, de consommer, de jouir… et de tout gâcher (en renonçant à monter dans un train, en allant tirer un coup ailleurs, etc.).

Ce gâchis est un motif récurrent dans l’oeuvre de Houellebecq, où il est toujours présenté comme le résultat d’un fatum indépassable. Ses personnages masculins ne semblent pas responsables de leurs destins. Ils ne cherchent jamais à réparer leurs erreurs, se contentant de les déplorer pendant 250 pages.

À mon sens, la propension à faire des conneries ne relève pas du tragique. La propension à faire des conneries relève de la connerie. Et l’esthétisation romantique que fait Houellebecq de cette connerie est lassante.

Qu’un homme commette une erreur vis-à-vis d’une femme et se montre trop lâche et trop fier pour tenter de la réparer n’est pas exactement une situation originale: il semble assez aisé de trouver des exemples similaires au quotidien; de la même façon qu’il semble assez aisé de trouver des exemples de femmes qui se dédient corps et âmes à leur couple. C’est d’ailleurs un des éléments qui font que les livres de Houellebecq fonctionnent: on s’y retrouve facilement. Mais on peut s’interroger sur l’intérêt littéraire d’enrichir de nouveaux exemples ce qui constitue déjà bel et bien un cliché.

Quand ils n’accusent pas le destin, les héros houellebecquiens s’en prennent à la modernité. À ce titre, leurs discours évoquent parfois celui des incels, ces célibataires involontaires tels qu’ils se définissent sur les réseaux sociaux, que le grand public avait tragiquement découvert lors de l’attentat de Toronto. Pour ces jeunes hommes, le libéralisme sexuel est une catastrophe en ce qu’il laisse les femmes libres de choisir leurs partenaires, ce qui ne peut que bénéficier aux «gagnants», par ailleurs souvent des «connards», au détriment des gentils qu’ils ont l’impression d’être. C’est précisément ce que développait –de manière certes plus littéraire– le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, en 1994:

«En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.»

Dans Sérotonine, la critique de la modernité est moins théorisée, mais tout aussi claire:

«Avons-nous cédé à des illusions de liberté individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles? Cela se peut, ces idées étaient dans l’esprit du temps;  nous ne les avons pas formalisées, nous n’en avions pas le goût; nous nous sommes contentés de nous y conformer, de nous laisser détruire par elles; et puis très longuement, d’en souffrir.»

Pourtant, si l’on s’en tient à l’observation des événements qu’il rapporte, il paraît évident que ce n’est pas «l’esprit du temps» qui fout la vie du narrateur en l’air, mais bien sa propre inconséquence et sa propre lâcheté.

Sérotonine est un roman intelligemment construit, brillamment rédigé, hilarant par endroits. Mais il va rejoindre, dans les bibliothèques, le vaste rayon de la littérature du «Oh merde, j’ai tout fait foirer!», dont les précédents ouvrages de Houellebecq occupent déjà une part importante. Cette littérature où les femmes sont d’adorables victimes, sur les souffrances desquelles on évite toutefois de s’attarder, les états d’âmes des hommes qui les détruisent étant éminemment plus littéraires. Cette littérature, qui continue de m’impressionner d’un point de vue formel, m’attriste aujourd’hui sans plus m’émouvoir.

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