dimanche 13 décembre 2015

J'aurais adoré être largué par Sagan



Merveilleuse Françoise Sagan

"C'est quand la mer se retire qu'on voit ceux qui ont un slip..." Dixit Warren Buffet cité l'autre soir par un ami qui était très triste. Il s'était fait largué quelques jours plus tôt ( je ne vois pas d'autre mot, recevoir au bout de deux ans un sms laconique comme une fin de non recevoir c'est se faire larguer... On va mettre ça sur le compte de la magie de Noël. ..).

Il n'était lui-même plus très amoureux de N. mais à présent il se sentait entièrement nu. Il contemplait cet abandon comme sa propre perte. "Qu'est-ce que je vais faire ? Je me sens plus capable de revenir au front,  me mettre sur mon 31, faire de l'esprit, des blagues, séduire... Je suis fatigué d'avance...".  Mon ami se sentait comme un melon défraîchi sur le marché de Cavaillon, tâté par des consommatrices exigeantes et un peu soupçonneuses.

J'ai repensé à une lettre de rupture écrite par Sagan à un amant inconnu et je lu ai lu  :

"Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne m'aimes plus en tout cas, je dois prendre des dispositions pour les funérailles de notre amour. Après cette longue nuit, chuchotante, et étincelante, et sombre que fut notre amour, arrive enfin le jour de ta liberté.

C'est alors que moi, restant seule propriétaire de cet amour sans raison, sans but et sans conséquence, comme tout amour digne de ce nom, moi propriétaire cupide, hélas, qui avais placé cet amour en viager - le croyant éternel puisque te croyant amoureux -, c'est alors que je décide, n'étant saine ni de corps ni d'esprit, et fière de ne pas l'être, je te lègue :

Le café où nous nous sommes rencontrés. Il y avait Richard avec moi et Jean avec toi, ou le contraire. Au coin de la rue d'Assas et de la rue de Seine, nous nous sommes vus, évalués et plu. Tu m'as dit : « Je vous connais sans vous connaître. Pourquoi riez-vous ? » Et je te répondis que je riais de cette phrase idiote. Après, tu me regardais, l'air penché ; et mystérieux, croyais-tu. Que vous êtes bêtes, vous, les hommes, et attendrissants à force ! […]

Ils partirent, Richard et Jean, nous laissant là. Tu pris ma main ou je pris la tienne. Je ne sais pas la suite. L'amour, c'est tellement ordinaire. Je passe sur la nuit.

Beau, tu étais beau,

Derrière toi bougeait le rideau

Fleuri de la maison de passe

Tu me disais « Pourquoi pas avant ? Pourquoi jusque-là ? Pourquoi ce vent ? »

Passons. Il faut passer ; j'ai tant de choses à te léguer. La première maison, ce n'était rien. Nous n'habitions nulle part, nous habitions la nuit. A force d'amour, de cris et d'insomnies, nous devenions phosphorescents de corps, exsangues. Je devenais femme vestale. Des cigarettes abandonnées brûlaient doucement, comme moi, dans la nuit, sans s'éteindre. Tiens, je te lègue ça : un de ces mégots si longs, si écrasés, si significatifs. Te voilà bien loti : un café triste et un mégot. Je cherche des traces et je trouve des symboles. Je te hais. Comme toi, à l'époque, par moments, tu me haïssais.
Jaloux, oui, tu l'étais. Je te donne les lettres que tu as lues en douce, que tu n'as pas voulu détruire, par orgueil, par virilité, par bêtise, et que tu savais être là. Et moi, qui savais que tu savais, je n'osais plus, non plus, les jeter. Il y a un instant de l'amour, inévitable, où le pur instinct le plus pur devient mélodramatique ; et nous étions si convenables… Convenables, quel blasphème ! Convenables, que dis-je. Je n'en peux plus de tous tes airs d'homme. J'aimais l'enfant en toi, et le mâle et le vieillard possible. Pas cette figurine. […]

Et puis l'imaginaire. Tu te rappelles ce dessin que nous avions tracé ensemble, un soir triste, sur un double papier et sans nous consulter ? C'était le même. Oh oui, je te le jure, nous nous sommes aimés. Deux lits de fer sur une plage. Deux têtes, l'une couleur de paille, l'autre, de fer. Deux corps au-dessus de la mer interdite léchant les pieds du lit. Tu avais acheté un pick-up. J'ignore quel disque tu y mettais. Moi, mon seul air, mon grand air, c'était ta voix, ta voix disant, « je t'aime ». Toi, tu avais dû prévoir du Mozart. Les hommes stylisent volontiers tandis que leurs femmes hurlent silencieusement à la lune. A ce sujet, tu avais oublié le soleil sur ton dessin ; jaune poussif, jaune poussin, jaune possédé, il éclairait le mien de ses rayons trop crus.

Tant que j'y suis, je te lègue ces mots embrouillés, confus, mortels, grâce auxquels tu m'expliquais tes absences. Je te lègue les « Rendez-vous d'affaires, démarches indispensables, contretemps fâcheux ». Ah, si tu savais, si tu avais su à quel point ces contre-temps s'appelaient « contre-amour », et ces démarches « férocités ». Je te lègue aussi les « Tu ne t'es pas ennuyée ? », les « Je suis désolé » qui suivaient ces contretemps. Oui, je m'étais ennuyée, non, j'étais plus que désolée. Je feignais de dormir. Je te lègue les draps où tu te réfugiais si soucieux, toi si bohème, de ne pas les secouer. Tu dormais. J'attendais que tu dormes pour ouvrir mes paupières. Le jour cru de mon amour m'obligeait à de silencieux incendies, des plaies, des escarres d'insomnie. Non, je ne te lègue pas ces aubes maladroites, rythmées par des cils clos du même effroi. Je te lègue, puisque tu es un homme, les honteux bandages dont tu entouras mes poignets, le soir où je jouai à mourir. Tu penchais la tête, tu tremblais, tu disais « Le sang est rouge à tes poignets, et tes bras sont raides. Il faudrait te reposer, et puis que l'on s'aide. » C'était un cri sincère ou pas, mais un cri ne veut rien dire de plus qu'un sourire. Il y a des sourires si las qu'ils vous feraient gémir et des cris comme des coups.

Et puis, mon amour, je crois qu'il me reste à te léguer ces mots si lourds d'électricité. Tu me disais « Tu ne dors pas, tu veilles, tu ne peux pas rêver. Le sommeil est un miel qu'on ne peut refuser. Tout cela n'est qu'un rôle. Je veux te voir dormir. » Tu avais raison, tu étais raisonnable, moi pas. Mais qui a raison, là, dans ce domaine ? Je te laisse la raison, la justification, la morale, la fin de notre histoire, son explication. Pour moi, il n'y en a pas, il n'y a jamais eu d'explication au fait terrifiant que je t'aime. Ni, non plus, pas du tout, mais pas du tout à ce que cela prenne fin. Et nous y sommes…

Ah, j'oubliais les coquillages. Tu te souviens de ces coquillages ? Parce que tu m'en voulais ; de quoi ? De cette plaie ouverte qui était notre passion, comme je t'en voulais moi-même. Nous nous étions jetés alors sur ces coquillages lugubres dont nous avions couvert nos oreilles pour ne plus nous entendre, pour ne plus entendre, en fait, le ressac de la mer, le ressac de l'amour et nos voix trop haut perchées tentant de surmonter le vent. Ces coquillages, donc, sont restés là, sur place, ou rejetés par nos mains puissantes et périssables lorsque nous avons admis ensemble, à force de nous voir devenus aveugles, sourds-muets et tristes, qu'ils étaient ridicules. Je te lègue ces coquillages. Ils sont sur la plage, ils t'attendent. C'est un beau cadeau que je te fais là. J'irai bien moi-même sur cette plage où il plut tant, où nous nous plûmes si peu, où rien n'allait plus.

Je ne te lègue plus rien. Tu le sais, il n'y a rien d'autre à léguer, rien de compréhensible, rien d'humain ; surtout rien d'humain, parce que moi, je t'aime encore, mais cela, je ne te le lègue pas. Je te le promets : je ne veux pas te revoir."

Autre temps, autre manière de faire...
Au fur et à mesure de la lecture un sourire éclairait le visage de mon ami.
Je crois que cette lecture lui a lui a fait du bien, il m'a dit :  " J'aurais adoré être largué par Sagan".
Nous avons ri.


13 commentaires:

  1. La littérature, comme la culture en général, aide toujours en cas de coup dur ou de grand chagrin.... c'est toujours vers elle qu'il convient de se tourner pour dépasser ou surmonter les événements. Quelqu'un l'a dit mieux que moi dans l'Année de la Pensée Magique : Joan Didion. Il faut toujours écouter les grands auteurs ! valeriesdays.blogspot.com

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    1. Hello Valérie !

      merci pour ton commentaire. C'est le 1er et ça me fait plaisir.
      Tu as tout à fait raison. J'aime énormément Joan Didion, ce livre que tu cites est terrible et bouleversant. Belle soirée Valérie.

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  2. Même si une séparation est toujours un moment délicat à vivre et à traverser, ma conclusion est la même que celle de ton ami ;-)
    Igor

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    1. Hello Igor,

      merci pour ton commentaire. Cet ami a beaucoup d'humour.
      Il faut aussi dire que cette lettre de Sagan est vraiment très belle.
      Belle soirée. :-)

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    1. Merci chère Rose Lyly de ce commentaire. C'est effectivement un langage superbe ! Et sans les amarres. Elle nous transporte.
      Très belle année 2016.

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  4. J aurais aimé qu on me lise ce texte de Sagan, les fois ou je me suis faite larguées... Bonne chance a ton ami. Bises Souad. Et merci!

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    1. C'est vrai qu'il y a des lectures qui consolent et qui nous décollent du ras-du-sol.
      Merci Valérie. Bises.

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  5. Ton ami a tout dit avec son "j'aurais aimé être largué par Sagan". Moins amoureux de N., il ne retrouve pas moins sa flamme quand il est quitté -semblable en cela à Swann ou le Narrateur de Proust (...et revoilà la Princesse de Sagan !) torturés/détachés d'Odette et Albertine. Eclairé par ta lecture thérapeutique, l'ami voit enfin l'ineptie de son Ex sans art et sans manières. Détaché enfin, il regrette déjà, non pas de souffrir, mais de ne pas connaître ces délices (Sacher Masoch ou Julien Clerc, c'est au choix) entre les griffes d'un esprit supérieur. Souad, tu es l'amie qu'on voudrait avoir auprès de soi en cas de largage des aimé(e)s.


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  6. Ton ami a tout dit avec son "j'aurais aimé être largué par Sagan". Moins amoureux de N., il ne retrouve pas moins sa flamme quand il est quitté -semblable en cela à Swann ou le Narrateur de Proust (...et revoilà la Princesse de Sagan !) torturés/détachés d'Odette et Albertine. Eclairé par ta lecture thérapeutique, l'ami voit enfin l'ineptie de son Ex sans art et sans manières. Détaché enfin, il regrette déjà, non pas de souffrir, mais de ne pas connaître ces délices (Sacher Masoch ou Julien Clerc, c'est au choix) entre les griffes d'un esprit supérieur. Souad, tu es l'amie qu'on voudrait avoir auprès de soi en cas de largage des aimé(e)s.


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    1. Merci beaucoup de ton commentaire chère Armelle. Effectivement, tout est dans ce paradoxe amoureux, semblable à Swann et ses intermittences du coeur, qui se demande comment il a pu aimer Odette dont le genre n'était pas censée l'attirer. La lecture est une très bonne amie, elle ne nous empêche pas de souffrir mais elle peut nous faire du bien. Très belle journée Armelle.

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  7. Hello Miss, je viens de m'abonner à ton très truculent blog because je ne suis pas vraiment présente at the moment sur insta tu sais quoi.... et je te trouve passionnante avec tes postes..aussi, quelle jolie idée que ce blog pour garder le contacte.
    Quant à Sagan, je l'aime je l'aime..ma première rencontre avec elle..j'avais 15 ans.."Aimez-vous Brahms".
    Au plaisir de te retrouver avec tes découvertes livresques.Caroline

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    1. Hello Caroline !

      Merci de ton abonnement, ça fait plaisir de te lire. J'espère que tu vas bien. J'ai vu que tu n'étais pas très présente sur insta, j'espère que tu y reviendras bientôt (si tu veux), je t'avais envoyé un mail mais peut-être que j'ai mal noté l'adresse que m'avait donné Natacha (mon adresse est souad.zart@gmail.com. Merci de ton enthousiasmme pour ce blog, je ne l'ai pas alimenté depuis un moment car je n'ai pas eu beaucoup de temps et du coup j'ai posté sur insta, c'est très rapide car j'y écris en direct. Mais tu me donnes envie de me replonger dans ce blog, je vais essayer d'y poster plus régulièrement. J'aime aussi beaucoup Aimez-cous Brahms, je l'avais lu adolescente et il m'avait touché. Sagan avait beaucoup d'élégance. A très bientôt Caroline. Belle soirée

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